Philosophie dialogue et folie
 
Cette opposition entre organicité et influence des discours se supprime du côté de quelques rares philosophes, pour lesquels la folie n’est autre que l’inverse de leur objet principal, la sagesse. L’organicité, c’est-à-dire en fait la question du soin, pour autant que c’est toujours à partir de son échec qu’elle est avancée, n’étant pas leur problème, ils se contentent de développer plus avant l’avancée d’Erasme, en réalité. Folie et raison sont pour eux en rapport inverse, et non d'exclusion, ce qui est, on va le voir, en réalité plus fécond.
 
Car bien sûr, la philosophie demande aussi sa part à la folie. On peut dire ici Foucault et Erasme, même combat[15] : Dans un registre moins sombre, Erasme s'essaie au genre avec l’éloge de la folie, qui paraît en 1511. Il s’explique sur sa démarche dans sa dédicace à Thomas More : « Nous avons voulu le défendre [le vice] sous le côté risible et non sous un jour hideux. » Comme pour la Nef le succès de l’ouvrage doit beaucoup à ses illustrations par Holbein le Jeune au début de sa carrière. Érasme cependant reste Érasme. La Folie, sous les traits d'une femme (une divinité en fait) monte en chaire pour haranguer l’humanité. Elle évoque tour à tour la folie des dieux, la folie des hommes - sans oublier les femmes dont la plus grande folie est de vouloir plaire aux hommes. Le clergé est spécialement visé et au-delà l’Église : « L'Eglise fut fondée sur le sang/ elle a été cimentée par le sang / elle s'est accrue par le sang. » Les pratiques superstitieuses sont brocardées - et parmi celles-ci les pèlerinages thérapeutiques. Sont mis au rang de fous les théologiens, les jésuites et surtout les philosophes, qui sont les plus fous parce que se prétendant sages. Bref la folie est l’apanage de l’humanité et « plus l'homme a des coins de folie, plus il est heureux ».
 
La thèse de Foucault n’est pas autre, si elle se déroule de façon moins distrayante ! La folie pour lui est du côté des « sages » qui enferment les fous dans le contrôle politique, social, médical, psychanalytique de leur raison et de leur corps. C’est une philosophie beaucoup plus empreinte de chrétienté qu’on n'osa jamais le dire à Foucault de son vivant, pour autant qu’elle fait jouer les victimes et les bourreaux, les opprimés et les oppresseurs, la vérité étant du côté des premiers. Nous verrons très largement dans ce qui suit que dès que la vérité est convoquée, y compris (et surtout ?) celle des victimes, cesse l'humanité, c’est-à-dire le dialogue. Entendons-nous : il ne s'agit pas de l'aide et la justice indispensables à apporter à celles et ceux qui sont victimes, mais bien de décaler la question de la vérité au-delà, afin que l'échange reste de mise en responsabilité active commune des uns vis-à-vis des autres, quels qu'ils soient… Qu'est un procès, sinon le moment où coupables et victimes se parlent, disent chacun leur vérité, dans un dispositif citoyen où le temps de parole est respecté de toutes parts, comme ce que la diplomatie est à la guerre, lorsque celle-ci finit par échouer dans son aveuglement d'étouffer la diversité de la vie par la violence de sa raison monolythique.
 
C’est d’ailleurs la limite forte de l’interrogation beaucoup de philosophies en général, quand elle ne se veulent que le discours de la sagesse, car manque alors celui de la folie, non pas en face d’elle, comme Foucault le propose, comme presque tous les philosophes, mais en son cœur même…
 
À deux exceptions près que nous allons voir, à savoir Pascal et Sartre, qui seraient fort étonnés d’être ainsi rapprochés.
 
Pascal[16], 150 ans après Erasme, développa donc plus rigoureusement ses traces.
 
La nature confond les pyrrhoniens[17] et la raison confond les dogmatiques[18]. Que deviendrez-vous, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune.
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-mêmes ?! Humiliez-vous, raison impuissante ?! Taisez-vous, nature imbécile ?! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.
Écoutez Dieu.
… …
Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison de cette doctrine, puisque je la donne sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, … … Car sans cela que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre sa raison et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente?[58].
Certainement cela passe le dogmatisme et le pyrrhonisme et toute la philosophie humaine. L’homme passe l’homme.
 
Ce que résume Simon Icart[19] : « la folie est un effet dont la raison n’est accessible qu’à celui qui change de point de vue ».
 
C’est-à-dire qu'il convient de sortir de sa propre raison, de son bon sens, pour accèder à celui de la folie (ici de la foi), qui décale alors toute raison individuelle comme folie à son tour. Mais ceci s'applique sans nul doute également au domaine de la folie clinique, insaisissable si on la réduit à un appendice de la raison du thérapeute, qu'elle soit psychiatrique, médicale, neuro-scientifique, psychanaytique. Bien au contraire, chez Erasme et Pascal, la folie nous enseigne une autre dimension, toujours transcendante, qu'on la propose dieu, comme Pascal, ou qu'on lui donne le nom de liberté, comme Sartre…
 
On comprend bien ici à quel point ce discours philosophico-religieux, s'il est toujours à resituer dans le contexte historique du vocabulaire employé, reprend aussi à sa façon notre débat : soit la folie de l'homme tient à ce qu'il refuse de mettre en doute sa propre raison, et on revient au théâtre comique d'Erasme, soit ce vacillement de son bon sens permet alors dans un même mouvement à la fois un dialogue non hiérarchisé de ce fait entre les hommes, entre fous donc, et une référence commune spirituelle, hors champ du temporel, religieuse ou non.
 
Le philosophe, après Erasme et Pascal, qui approcha sans doute le plus ce que nous voulons développer ici est Sartre, dans son ouvrage[20] « L’être et le néant ».
 
 L’être en soi désigne le mode d’être des choses, qui se contentent d’être, sans avoir de retour sur elles-mêmes, autrement dit de conscience : “l’être n'est pas rapport à soi, il est soi. Il est une affirmation qui ne peut pas s'affirmer, parce qu'il s'est empâté de soi-même […] nous résumerons ça en disant que l’être est en soi […] cela signifie qu’il ne renvoie pas à soi comme la conscience de soi : ce soi, il l’est”. Il obéit au principe d’identité : “l’être est ce qu'il est”. Une porte est une porte, et rien de plus.
 
L'idée, indirecte, que propose Sartre ici, c'est donc que le principe d'identité, ce qu'il appelle en soi, n'est pas de l'ordre de la conscience.
 
L’être pour soi désigne le mode d’être de l’homme, en tant qu’il a une conscience : celui-ci, à cause du retour sur lui-même qu’il peut opérer, “se définit comme étant ce qui n'est pas et n'étant pas ce qu'il est. En prenant conscience de lui-même, l’homme se met à distance de lui-même. Ainsi, il se dédouble, est à la fois celui qui examine, et celui qui est examiné.
 
Ceci se comprend mieux si on entend que l’être n’est pas sa représentation et réciproquement. Mais Magritte n’a pas illustré autre chose avec son tableau célèbre « Ceci n’est pas une pipe », antérieur de 15 ans. Le travail sur la césure signifiant/signifié de Lacan a pu aussi s'en inspirer.
 
Sartre rappelle les résultats obtenus lors du chapitre précédent : à l’inverse de l’être en soi massif, “plein de lui-même […] sans le moindre vide, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant”, la conscience au contraire “est une décompression d’être”, puisqu’elle ne peut pas coïncider avec elle-même.
Néanmoins, “le pour soi est”. C’est là l’occasion pour Sartre de définir la facticité de la conscience. L’homme apparaît dans une condition qu’il n’a pas choisie, par exemple bourgeois, français, en 1942, etc. : “il est en tant qu’il est jeté dans un monde, délaissé dans une situation” contingente, parce que non choisie.
La facticité est donc “cette contingence perpétuellement évanescente de l’en soi qui hante le pour-soi et le rattache à l’être-en-soi sans jamais se laisser saisir”.
 
Le désir n’est rien d’autre que la tentative du pour soi de devenir en soi : “le désir est manque d’être”.