Implications épistémologiques 
 
Nous voyons à quel point cette hypothèse vient renverser à la fois l’idée d’une clinique objectivable du trait psychotique, mais aussi toute l’épistémologie ! Ni la science, ni cet objet clinique apparemment observables tous deux n’ont de réelle consistance en dehors du processus de leur création, et de leur contextualité, ce qui est très exactement ce qui se passe entre les hommes, qu’ils soient de science, thérapeute ou patients ! L’objet observé n’est jamais indépendant de l’observateur, si c’est cet espace d’observation qui participe sans cesse à l’existence de chacun ! Il est curieux de remarquer qu’alors, si le patient a besoin de l’analyste, l’inverse n’en est pas moins vrai…
La thèse fort répandue selon laquelle la science est un ensemble de vérités qui se développent de façon cumulative vers une finalité de maîtrise de plus en plus forte du réel est à la fois vraie et fausse. Elle est vraie si on reste à l’intérieur du corpus, beaucoup plus floue si on le contextualise : la confiance en la science s’effrite au fur et à mesure de ses effets, imprévisibles il y a 50 ans. Le prodige de savoir cumulatif que représente une fusée qui va se poser sur la lune devient totalement caduque face aux théories complotistes qui pullulent. Ces idées farfelues n’existaient pas dans les années soixante, quand on ne mesurait pas encore les effets délétères du progrès scientifique. Derrière la vérité, quelle qu’elle soit, existe toujours un noyau de croyance qui participe à la fonder : toutes ces productions sont humaines…
C’est ce qu’on remarque en épistémologie avec l’étude de l’incommensurabilité.[5]
 
La thèse dite d’incommensurabilité est la thèse qui veut que si le même terme a une occurrence en deux théories T, et T1, on ne peut supposer qu'il a la même signi?cation. Par exemple un température c, dans la loi de Boyle-Charles et dans la théorie cinétique des gaz. Ou encore le mot « terre » qui, pour un système précopernícien, inclut dans sa signification l’immobilité et le fait d'occuper le centre du cosmos, tandis qu'il perd ce sens dans un système copernicien. Les deux occurrences d'un même terme, dans ce cas, ne peuvent être homologues entre elles, ni en sens ni en référence. Le sens du terme « planète » change après Copernic. Le sens d'« élément », de « composé » change après Dalton, le sens d' « espace », de « temps », de matière », après Einstein. La thèse d'incommensurabilité implique que des hommes qui relèvent de cultures différentes, ou simplement de paradigmes scienti?ques différents, n'habitent plus à la lettre le même monde. L’incommensurabilité en cause atteint aussi les listes respectives de problèmes réputés pertinents, en même temps que les méthodes et les standards de résolution de ces problèmes. La signi?cation du vocabulaire observationnel est à ce point empreinte de théorie qu'elle change avec elle. Ainsi les astronomes Tycho-Brahé et Kepler regardant le soleil : leur rétine recevrait les mêmes trains de photons, mais ils ne percevraient pas le même soleil. Le premier, dont la théorie est géocentrique, verrait un objet brillant en mouvement autour de la terre, tandis que le second, dont la théorie est héliocentriste, verrait un objet brillant, fixe, autour duquel la terre tourne.
Les effets dévastateurs de la thèse radicale d'incommensurabilité sont assez évidents. Si les mêmes termes n'ont pas la même signification, comment comparer les théories ? Si « masse » prend un sens différent chez Newton et Einstein, alors les énoncés où il apparait sont irréductibles, e.g. et « la masse varie » et « la masse est invariante » cessent d’être contradictoires. En outre, comme il n'y a pas de langage d'observation neutre dans lequel les conséquences empiriques des théories soient traductibles sans perte ni changement, il devient impossible de décider entre les théories, impossible aussi de traduire un langage théorique dans un autre, de même qu'on ne saura plus comment interpréter les sons émis par les indigènes d'autres cultures. Ce n'est pas tout : puisqu'on ne parle pas des mêmes objets que les savants qui nous ont précédés, on devra rejeter toute idée de convergence, et donc de progrès de la connaissance scientifique. Et, dans la mesure où un conflit entre théories rivales n'est plus soluble par argumentation raisonnable mais par persuasion, quand ce n'est pas grâce à l’extinction graduelle de la vieille garde, à la limite, c'est la démarcation entre science et pseudo-science qui s'évanouit à son tour. Quant à la relation entre les théoriciens de paradigmes rivaux, elle est tout aussi nécessairement polémique que la relation entre les partisans de formes de vie incompatibles dans une communauté religieuse ou politique.
 
Il est clair que ce point de vue reste partiel ! Francis Jacques énonce dans la suite de son travail les critiques fondamentales qui font que les théories scientifiques ne peuvent rester ni totalement relatives ni indépendante ! En réalité, certaines avancées de ces sciences ont des effets sur le déroulement des autres corpus, dessinant ainsi un mouvement qui, s’il n’est pas général, n’en est pas moins patent. Le résultat global, s’il est imprévisible, n’en est pas moins clairement nouveau. 
Il faut cependant pour cela que chaque domaine scientifique accepte de se questionner suffisamment pour intégrer quelqu’évènement nouveau venu d’ailleurs ! 
On retrouve dans ce cheminement de la science l’importance de la possibilité de remaniements référentiels mutuels pour qu’un dialogue fructueux entre les champs du savoir se produise. Voilà qui est parallèle, au niveau épistémologique, à ce que nous avons repris de Francis Jacques au niveau des sujets parlants !
 
Application de l’incommensurabilité au dialogue.
 
Si on applique ce constat à notre champ, on convient facilement que chaque communication verbale contient une part de mesure commune, le sens général des mots et des concepts, et une autre part, elle  incommensurable, ce qu’ils représentent imaginairement pour chacun. Ceci est bien mis en évidence avec le test du dessin d’un arbre : le mot est commun, et chacun des 8 milliards d’êtres humains en dessine un différent ! Cela se rapproche de la conclusion à laquelle Wittgenstein, comme Heidegger ou Pankow sont arrivés à la fin de leur œuvre, à savoir que tout signifiant est à la fois dans une certaine autonomie, ce qui autorise une compréhension commune, mais aussi toujours dépendant d’un contexte qui l’a vu naître, différent d’un sujet à l’autre, ce qui garanti également une impossibilité de communication complète, donc la subjectivité singulière...
C’est à constamment se souvenir de cela que le travail contextuel vient heureusement remplacer le jugement de valeur, qui a toujours le statut de vérité inamovible, dans notre clinique d’analyste, de thérapeute. Autrement dit, lorsqu’un symptôme gênant pour le patient ou un affect dérangeant pour l’analyste se transforme en récit complexe et singulier dans l’espace thérapeutique, le remaniement subjectif peut se produire.
 
En partant de là, si deux êtres se parlent de cette plante, ils pourront à la fois s’entendre, car le schéma est commun, à savoir racines, tronc, branches, feuilles, mais aussi constater, en entrant dans le détail, qu’ils ne décrivent pas non plus de la même chose.
S’ils veulent continuer la conversation sur ce qu’est un arbre, il va bien falloir que chacun entende un peu du dessin de l’autre, c’est-à-dire accepte de remanier son propre référentiel, ici son dessin original. L’idée préalable, si elle se maintient totalement intacte, ne permet pas que se déroule un vrai dialogue au sens de Francis Jacques !
 
 
Le questionnement référentiel du dialogue, de l’espace d’interlocution.
 
Ce mécanisme conversationnel de questionnement référentiel, réciproque, est au cœur du fonctionnement de l’espace d’interlocution, lieu où il se produit.
Il faut en dire un mot, en le situant dans notre domaine, plus clinique que celui de Francis Jacques.
C’est, au fond, un des sas structurant de ce qu’on appelle l’appareil psychique, et donc il en fait à ce titre partie. C’est, très concrètement, le lieu de la parole qui s’échange, l’espace entre je et tu. Ce n’est pas le nous, qui en serait un résultat possible, mais fort inconstant et bien réducteur.
C’est l’appétence du bébé pour le visage et la voix qui le met en position de développer un appareil psychique, comme l’empreinte chez l’animal permet qu’apprentissages et instincts se mêlent pour la maturation de l’adulte. Il est probable que l’évolutivité continuelle de l’humain, bien supérieur à l’animal, soit liée à ce que cette empreinte dure toute la vie, déplacée sur la place de l’Autre, en fait constante dans notre espèce, et complètement liée au langage.
 
Mais resserrons sur notre propos précis : cet espace d’interlocution, ce sas, lorsqu’on le prend comme point d’observation clinique, devient bien intéressant !
Une clinique en montre bien l’importance : lors d’une agression verbale, surtout portée par un interlocuteur référentiel, soit hiérarchique soit familial, les suites psychiques sont bien différentes selon qu’on oppose, au cœur même de ce « dialogue », sa parole à celle de l’autre ou non. Ces thématiques quasi constantes dans les cas de harcèlements professionnels ou de traumatismes de l’enfance évoluent d’autant mieux que se restaure la capacité à prendre le risque de répondre ce qu’on souhaite à quiconque, dans le respect de l’autre. Il ne suffit pas, dans ces cas, d’en parler ailleurs, dans l’espace familial, thérapeutique, syndical ou juridique. Encore faut-il, pour en sortir vraiment, que la question de l’inhibition en présence réelle de la personne qui « impressionne » soit réglée. Car sinon, en effet, les mots de cet interlocuteur font vérité dans l’espace d’interlocution, bien loin de ce que ressent vraiment le sujet. On peut parler à ce titre de moment dissociatif aiguë, le patient balbutiant alors des mots qui ne sont à lui qu’en surface ! L’effet clinique particulier sur le psychisme de l’écrasement de cet espace d’interlocution par l’exclusive vérité de l’autre, dans ces circonstances, même lorsque c’est aperçu et critiqué par le patient après coup, même si c’est amplifié par certaines histoires personnelles difficiles, indique bien le statut particulier de cet espace pour le sentiment identitaire.
 
Ainsi, c’est à cet endroit que se remanie une part de notre référentiel langagier, c’est alors aussi dans ce même lieu que notre identité elle-même, pour autant que nos mots y participent, se modifie continuellement, même si c’est partiellement. C’est en raison de ce fait qu’il m’arrive de dire, en plaisantant à moitié, que nous avons un bout d’identité par rencontre ! Dans des travaux précédents, j’ai appelé cela précisément des logiques subjectives, qui participent chacune à la construction de la personnalité. On est sujet aussi dans notre adresse à l’autre de ce fait. C’est au cœur de cet espace interlocutoire que se créent ces logiques subjectives.[6]
 
 
Les dérives de l’espace interlocutoire.
 
 
La dérive schizophrénique.
 
À l’extrême, un sujet pris dans un moment schizophrénique tend effectivement à vraiment une identité de surface par rencontre, pris qu’il est dans le dictat de mots trop étrangers au sens plus profond et personnel qui pourrait s’y articuler, et auxquels il a appris à ne pas résister…  Ce qui est là remarquable est que se rejoue, dans toute conversation, ce qui fut probablement à l’origine même du trouble : la part active, affective, ressentie de l’être est évacuée de l’échange réel, créant une fausse identité entre la profondeur du sujet et les mots dans lesquels il entre. On se souvient que la thèse la plus convaincante pour nous, car vérifiée presque constamment dans l’histoire de ces patients, contrairement aux autres hypothèses toujours beaucoup plus inconstantes, est celle de l’absence de dialogues précoces, donc fortement corporels à cette époque, impliquant un vrai échange entre la volonté active de l’enfant et un désir parental trop pris dans une “vérité” pédagogique immuable. On retrouve cette caractéristique dans le moindre échange avec des patients dans les périodes où ils sont pris dans ce trait : les mots sont surinvestis indépendamment du contexte affectif réel, donc s’en dégagent, et vivent en quelque sorte leur vie dans une métonymie continue, automatique, ce que les psychiatres ont observé sous le terme d’automatisme mental. On retrouve ce fonctionnement dans le trait hystérique, mais dans une moindre mesure.
 
 
Appelons maintenant un témoignage de quelqu’un qui a été pris dans ce trait schizophrénique quelques temps[7] :
Ce témoignage est extrait du « Blogschizo » de Lana, tombée malade à l’âge de 17 ans et aujourd’hui stabilisée. Elle évoque ici ce qui l’a réconforté quand elle était en crise…
« Aujourd’hui, quelqu’un est arrivé sur mon blog en tapant sur un moteur de recherches « paroles réconfortantes à dire à un schizophrène en souffrance ».
Alors, j’ai envie de dire ce qui m’a réconforté ou non quand j’étais en crise.
La première chose à faire, je pense, est de ne pas faire semblant de comprendre ce que vous ne comprenez pas. Si vous ne comprenez pas ce qu’on ressent, ce n’est pas grave et c’est normal. Je me suis bien plus sentie comprise quand on m’a dit « je ne pourrai jamais comprendre ce que tu vis, mais je suis là » que quand on a minimisé mes troubles en essayant de les comprendre. Minimiser est une chose que beaucoup de gens ont tendance à faire, pensant rassurer leur interlocuteur. Dire « ça va aller » alors qu’on n’en sait rien, ça m’énerve plus qu’autre chose, et j’entends surtout qu’on ne veut pas que je me plaigne. Dire « mais tu es juste angoissée à cause des examens, du travail, etc. », c’est ne pas prendre la mesure des choses et ça n’aide pas non plus.
Ensuite, ne pas mentir. Quand j’ai été hospitalisée, mon psychiatre aux urgences m’a dit « c’est juste pour la nuit » et l’infirmière à l’étage « c’est juste pour quelques jours ». Résultat, je me suis sentie profondément trahie par mon psychiatre et j’ai voulu quitter un endroit  où on me mentait. J’aurais préféré qu’on me dise directement que c’était pour quelques jours, ou jusqu’à ce que j’aille mieux, ou le temps que je décide.
Il ne faut pas non plus dire que ce que je ressens n’a pas de sens. Il faut respecter mon ressenti, me dire que vous imaginez que ça doit être dur, effrayant, angoissant, même si pour vous ça n’existe pas. Quand j’avais des angoisses à propos des papillons, ma psychiatre m’a rassurée en me disant qu’il n’y en avait pas derrière moi. Ce qui était réconfortant, c’était qu’elle prenait mon ressenti au sérieux, elle n’a pas haussé les épaules en disant « mais non, il n’y a rien! ». Là, il s’agissait de quelque chose de facile à vérifier, et je pouvais me baser sur sa parole parce que j’avais confiance en elle. Quand ce n’est pas le cas (par exemple, les gens parlent dans mon dos), ça ne sert à rien de nier frontalement, après tout vous ne savez pas si c’est vrai ou pas, il faut plutôt poser des questions pour que je m’interroge sur mes croyances. Quand je suis allée au salon de livre, j’avais l’impression que tout le monde me jugeait incompétente. Ma psychiatre ne m’a pas dit que c’était faux, mais m’a demandé si on m’avait déjà dit que j’étais incompétente, si on ne me l’avait pas déjà fait remarquer en dix-sept ans de carrière si ça aurait été le cas, et ça m’a semblé sensé comme raisonnement.
Dire des choses gentilles comme « je tiens à toi », « je suis là pour toi », ne sont jamais de trop non plus, car je doutais très souvent de l’amour de mes proches.
Je sais qu’aider un schizophrène en souffrance, c’est marcher sur des œufs, et que ce n’est pas facile. Surtout, n’oubliez pas d’écouter la personne et ne partez pas du principe que ce qu’il dit n’a pas de sens, ce sera déjà un grand pas dans l’aide que vous pouvez lui fournir.
 
Quoi de plus clair là dans ce témoignage, qui indique fortement que des paroles de certitude font plus de mal que de bien, alors qu’à l’inverse la « confiance » renaît de la simple présence, à condition qu’elle ne soit pas péremptoire, mais simplement un lien interrogatif, ce qui est le cœur même du cheminement thérapeutique. On se rappelle que ce fut l’invention thérapeutique de Marie Barnes, une patiente de Ronald Laing, avec son concept de pair aidant, repris d’ailleurs par les praticiens d’Opendialogue, dont nous parlerons plus loin. 
On constate aussi combien cette personne surinvestit les mots des autres et leur importance…